Engagez-vous, qu’ils disaient

Engagez-vous, qu’ils disaient

Par Vincent Gariépy

Il m’a été proposé de réfléchir sur la question de l’engagement/participation citoyenne.   Je traiterai du sujet sous l’angle d’un organisme communautaire de défense collectif des droits qui plus est, d’éducation populaire. Bien que j’aie moi-même une grande expérience de l’implication sociale dans divers milieux, j’ai privilégié une approche plus théorique pour tenter de dépasser la subjectivité expérientielle. Donc je traiterai de la question par le biais de deux penseurs : le premier Paulo Freire (1921-1997) un pédagogue du Brésil et le second sera Yann Le Bossé, professeur titulaire au département des Fondements et pratique en éducation, de l’Université Laval. Il y dirige le laboratoire de recherche sur le développement du pouvoir d’agir des personnes et des collectivités. Bien que je ne prétende pas avoir consulté l’ensemble des recherches de ces deux philosophes, j’espère en faire ressortir l’essentiel et démontrer l’importance de la participation citoyenne.

Léo Freire : libération par la pédagogie

Léo Freire (1921-1997), Brésilien d’origine, a développé une pédagogie comme moyen de libération, pédagogie critique. Freire jouit de la réputation de fondateur des cours d’alphabétisation et d’éducation aux adultes. Une des bases de la réflexion de Freire se résume par la maxime suivante : « Personne n’éduque autrui, personne ne s’éduque seul, les hommes s’éduquent ensemble par l’intermédiaire du monde »[1]. Alors pour Freire il n’a pas de hiérarchie du savoir, mais un échange de connaissances entre l’élève et l’éducateur (groupe ou individu).

L’originalité de la démarche de Paulo Freire peut être résumée en quelques points. Tout d’abord, il ne s’agit pas uniquement d’apprendre à lire et à écrire, il faut aussi apprendre à décrypter le monde qui nous entoure ; selon les propres mots de Paulo Freire, il s’agit de « promouvoir chez le peuple touché par une action éducative une conscience claire de sa situation objective ». Il ne s’agit pas là d’un endoctrinement puisque « le but de l’éducateur n’est plus seulement d’apprendre quelque chose à son interlocuteur, mais de rechercher avec lui, les moyens de transformer le monde dans lequel ils vivent. [2]

Les liens entre cette démarche pédagogique et l’approche des groupes d’éducation populaire semblent évidents. En effet, le savoir des bases militantes devrait être écouté, entendu et mis en action afin de construire un monde meilleur et plus libre. Retenons l’idée d’apprendre de l’ensemble.

 

Yann Le Bossé : libérons-nous par l’action

Yann Le Bossé est d’origine belge, il vit depuis plus de trente ans au Québec. Il est un sociopsychologue et les thèmes qu’il approfondit dans ses recherches sont la psychosociologie des pratiques sociales et éducatives, la psychologie communautaire, les processus fondamentaux et appliqués du développement du pouvoir d’agir (empowerment) des personnes et des collectivités.

Pour démontrer l’approche de Le Bossé je me servirai d’une conférence qu’il a faite en France intitulée : L’approche centrée sur le développement du pouvoir d’agir des personnes et des collectivités. Une Alternative au travail social?[3]

Il est important de souligner qu’une des prémisses de l’approche Le Bossé est le concept philosophique de l’homme capable (lire l’humain capable) de Paul Ricœur (1913-2005), philosophe Français. L’humain capable se présente par sa capacité à agir pour améliorer sa condition humaine.

 

L’humain capable

Chaque personne a un parcours qui leur est spécifique et certaines problématiques personnelles peuvent en découler : psychologique, santé, éducation, famille, etc. Ce type de problème peut être résolu par des actions concrètes, par exemple voir un spécialiste, psychologue, médecin, éducatrice, avocate ou médiateur familiaux, etc. D’autres problèmes vécus par la personne découlent de systèmes sociaux qui dépassent la personne et souvent même la collectivité. Il en découle un sentiment d’impuissance de faire changer les choses : elle ne peut ni fuir ni se battre.  Ce sentiment d’impuissance est la source de la souffrance de la condition humaine qui peut finir par la détruire.

Prenons exemple les premières nations d’Amérique à qui nous avons enlevé toutes les capacités  d’améliorer leur destinée. Elles finissent par s’autodétruire. L’objectif de l’approche de Le Bossé réside dans le lien à l’action entre un groupe ou individu qui vit des difficultés (a) et un groupe ou individu qui intervient pour aider le groupe (b), c’est le processus et le mouvement de la pédagogie. L’intervention doit se faire pour que le sentiment de puissance soit retrouvé, capacité à faire changer les choses.

 

Retrouvons l’humain capable

Il faut retrouver le goût à l’action, car souvent avec le sentiment d’impuissance arrive une série d’échecs qui détruit le désir de passer à l’action. L’action seule permet de résoudre les problèmes. D’ailleurs, c’est inscrit dans notre langage, par exemple,  à la fin d’un rendez-vous chez le médecin on dit « maintenant qu’est-ce qu’on fait ? » ou « maintenant on fait quoi ?» La question du comment et du quoi démontrent le désir de se mettre en action. C’est en s’activant qu’on se libère sinon on reste sous l’emprise de ce qui nous oppresse : se mettre en action pour changer les choses. On se n’affranchit pas mentalement il faut faire bouger les choses, d’où l’action.

Sur un plan collectif, en redonnant la capacité d’agir aux collectivités et à l’individu on peut par la pratique sociale en intervenant sur le collectif en arriver à une société plus juste où les pouvoirs sont mieux répartis. Il est important de considérer toutes les idéologies et les réflexions, même pour celles qui ne tiennent pas la route. En effet, on doit considérer que certaines personnes pensent ainsi et nous devrons en tenir compte lors de nos actions.

Il ne faut pas oublier que c’est la personne qui est au centre de la démarche. Surtout quand on intervient sur des groupes de personne. Le collectif n’efface pas l’individu.  Le Bossé donne l’exemple dans sa conférence du docteur qui dit à un collègue : « J’ai rencontré une appendicite ce matin » et non pas parlé du patient rencontré, mais bien de la pathologie. Dans cet exemple « l’individu (patient) disparait au profit du collectif (maladie). »

On ne convainc pas un groupe ou individu de la réussite simplement en lui disant «  tu vas réussir ». On les convainc en les mettant en situation de réussite ou encore devant la réussite.

 

Qu’est-ce qu’aider

Il faut ainsi prendre le temps de savoir ce que veut dire le terme aider. En effet, la définition du terme aider va changer selon l’angle d’approche, la profession, notre classe sociale ou notre identité. Ce n’est pas nécessairement lorsque qu’on pense avoir aidé quelqu’un.e qu’il y a eu de la notion réelle d’aide. De plus, ce n’est pas parce qu’une personne nous remercie de notre aide que l’on peut affirmer avoir aidé. Il peut arriver que nous ayons l’intention d’apporter notre aide, mais dans les faits, on a peut-être plus nui à la personne.

Le Bossé a constaté deux modèles d’aide, celui du contrôle social et celui du sauveur.

 

Ni sauveur ni policier

Le premier modèle d’aide est celui du modèle policier, c’est-à-dire de contrôle social. On va créer des quartiers pour les pauvres et d’autres pour les riches pour ne pas que les problèmes des uns envahissent la vie des autres. L’argent est un outil de contrôle contre la passivité et les tricheurs. Pourtant statistiquement il n’a pas plus de personnes passives dans une classe sociale que dans l’autre. Ce cadre policier en est un de contrôle. Fais ce que je te dis et tu seras récompensé.

Le deuxième modèle est celui de l’approche du sauveur, soit une approche de prise en charge des problèmes de la personne ou du groupe qu’on cherche à aider. Ceci a donné lieu à « l’utopie » de l’État-providence. À partir des années 60, on a vu une professionnalisation de l’aide surtout par la médecine. Sauf que l’approche médicale est une approche guerrière. On veut vaincre la maladie. Cette approche cowboy est également technique : il a une méthode, une recette comme solution à chaque problème. Si on applique la bonne méthode, on résoudra le problème.

Dans la pratique sociale, comme il est dit plus haut, les personnes réagissent différemment aux difficultés systémiques et il ne faut pas les forcer à l’action. Non par un cadre policier ou encore moins en prenant en charge ses problèmes. Il faut plutôt renouer le lien à l’action, pour qu’il retrouve l’humain capable donc la puissance d’agir pour améliorer sa condition. Dans l’idéal, il faut que le sentiment de puissance soit assez solide pour qu’il passe à l’action par lui-même. Il s’affranchira d’un support pour l’aider à se mettre de façon autonome à l’action. Le mouvement sera alors restauré et l’humain capable sera retrouvé.

Quelques exemples à ne pas faire pour soutenir l’humain capable

Le conférencier utilise la célèbre métaphore « d’apprendre à pêcher à quelqu’un au lieu de lui donner un poisson ». Il reprend en disant : « donnons-lui un poisson pour qu’il ne meure pas de faim avant de lui apprendre à pêcher. » Ceci signifie que lorsqu’on soutient le développement du pouvoir d’agir d’un groupe ou d’un individu, l’action ne doit pas être conditionnelle, il faut considérer les obstacles naturels à sa réalisation et son épanouissement.

On ne fait pas pousser une fleur en tirant dessus. Par là, l’action ne doit pas être limitée dans le temps et elle doit demeurer volontaire, ce qui  n’est pas le cas dans les programmes institutionnels.

Dans le milieu institutionnel, il y a souvent une formule préétablie de la «  bonne méthode à suivre », peu importe les conditions socio-économiques des personnes. En effet, selon les balises d’intervention gouvernementale il suffit d’appliquer cette méthode et tous nos problèmes seront chose du passé. Si ça ne marche pas, il suffit de recommencer la méthode. Ça me fait penser aux nombreux cours de recherche d’emploi que j’ai déjà faits. Certains programmes de réinsertion sociale et de personnes sans domicile fixe en sont également de bons exemples.

Voici un exemple de « bonne méthode  à suivre » : on donne un logement social étatique pendant trois mois à une personne et pendant ce temps il doit se trouver un logement permanent et un emploi. Plusieurs échouent le programme qu’on ne peut faire qu’une fois. Cette « bonne méthode » prônée et financée par l’État ne prend pas en considération les parcours de vie de personnes qui vivent ces situations difficiles. Ni policier ni sauveur qu’on soulignait tantôt.

Le Bossé met en relief que plus le lien à l’action est brisé et est échelonné dans le temps, plus le rétablir prendra du temps et sera difficile.  Malheureusement trop souvent une aide précipitée ou forcée se traduira en nouvel Échec ENCORE !! Alors la tentative d’aide aura fait plus de tort que de bien.

Il est important de partir de l’expérientiel de l’individu ou de la collectivité auprès desquels on intervient. Il ne faut absolument pas prescrire le problème ni la solution. Prenons l’exemple de l’aide apportée au chômeur, chômeuse si on considère que leur problème est de ne pas travailler. Donc la solution est nécessairement le retour au travail le plus vite possible. Ici l’erreur de cette approche est qu’on prescrit le problème « ne pas travailler » alors on prescrit également la solution, sans considérer les autres barrières du groupe ou de la personne. Par exemple une situation de handicap psychologique ou physique, une blessure, une estime de soi et les connaissances sont d’autant de facteurs qui peuvent freiner le retour au travail. Un retour précipité au travail pourrait occasionner un échec de plus et briser encore plus le lien à l’action de la personne ou de la collectivité qu’on cherche à aider.

 

Conclusion : Supportons le pouvoir de l’apprentissage pour se libérer et encourager la participation dans nos coopératives d’habitation

Pour finir avec cette approche on pourrait s’inspirer de la formule utilisée plus haut : « Personne ne se libère seul. Personne ne libère personne. Nous nous libérons collectivement. » Ou si on veut simplifier encore plus, j’aime bien cette formule dont la source m’échappe : «Ne me libère pas je m’en charge ». Cette formule représente bien différentes luttes sociales qui ont été faites par différent groupe ou collectivité. Nous avons juste à penser aux luttes contre la ségrégation raciale aux É-U, des femmes, du travail ou encore la lutte pour les mal-logées. Ce sont des luttes où la collectivité développe leur pouvoir d’agir pour améliorer leur condition et renouer, comme disait Ricœur, avec l’humain capable.

La pédagogie de Freire et l’approche de Le Bossé trouvent écho dans les groupes d’éducation populaire en défense collective des droits, comme un Comité logement et aussi dans des coopératives d’habitation.

Dans un premier temps avec l’aide au locataire on apprend à connaître nos droits et de mieux comprendre le monde qui nous entoure. Ensuite grâce à la mobilisation politique et à la concertation, on cerne des problèmes qui touchent d’abord l’individu (hausse de loyer) et ensuite le collectif (gentrification). Ensuite, on passe à l’action pour améliorer cette situation qui nous dépasse et semble nous rendre impuissants. En effet, en prenant conscience de notre problématique, on peut ensuite passer à l’action et redevenir l’être humain capable de se battre! Donc de supporter le pouvoir d’action des personnes est primordial et non de leur dire quoi faire et comment le faire.

Dans un second temps, l’approche qui devrait être adoptée dans les coopératives, se basant sur ces modèles, est la suivante. D’abord s’informer pour bien comprendre sa coop. Ensuite au fur et à mesure que la personne, avec l’aide des autres membres de la coopérative, maitrise certaines tâches, ceci l’aide à développer son pouvoir d’agir tout en contribuant au développement du pouvoir d’agir de sa collectivité (coop). L’erreur à ne pas faire est de précipiter une personne (un-e membre) dans la tâche. On doit s’assurer qu’elle à la formation nécessaire et ne pas lui mettre trop de pression, car sinon cela peut nuire à l’action et nuire au développement du pouvoir d’agir de la personne comme membre de la coopérative (collectivité). Il faut apprendre à aller au rythme de la personne et non au rythme que la coop voudrait.

Pour finir, je voudrais seulement souligner que j’ai bien aimé travailler sur ce sujet. Étant une personne qui est bien impliquée socialement et aussi membre d’une nouvelle coopérative, j’ai eu parfois l’impression de me rencontrer moi-même et je pourrai mieux comprendre ce que je fais et ainsi mieux développé le pouvoir d’agir de ceux et celles qui m’entourent et de ma collectivité. Il est sûr que je vais continuer de me pencher sur le sujet. Surtout l’homme capable de Ricœur qui a suscité chez moi étonnamment. Je sais que j’ai plus développé l’approche de Le Bossé. Je crois qu’une explication réside dans le fait que Le Bossé est un de nos contemporains chercheurs dans une université québécoise.

 

Bibliographie

Livres :

Paulo Freire, 1982, Pédagogie des opprimés, suivi de, Conscientisation et révolution, Paris, Maspero

Yann Le Bossé, 2012, Sortir de l’impuissance : Invitation à soutenir le développement du pouvoir d’agir des personnes et des collectivités. Tome 1 : Aspects économiques. Éditions Ardis

Sites consultés :

Laboratoire de recherche sur le développement du pouvoir d’agir des personnes et des collectivités (LADPA) de l’Université Laval, site : https://www.fse.ulaval.ca/ladpa/

Rencontre publique Yann Le Bossé, consultée le 2019-11-19 en ligne : https://www.youtube.com/watch?v=f3dOEDL60P0. Cette rencontre a eu lieu le 28 septembre 2015 au Palais de la femme à Paris, et a été organisée par le collectif Pouvoir d’agir et la Fédération des centres sociaux et socioculturels de France.

[1] Paulo Freire,1982, Pédagogie des opprimés suivi de Conscientisation et révolution, Paris: Maspero

[2] https://www.cairn.info/dans-les-coulisses-du-social–9782749212920-page-23.htm

Consulter le 2019-11-19

[3] https://www.youtube.com/watch?v=f3dOEDL60P0

consulté le 2019-11-19, cette rencontre a eu lieu le 28 septembre 2015 au Palais de la femme à Paris, et a été organisée par le collectif Pouvoir d’agiret la Fédération des centres sociaux et socioculturels de France